samedi 3 décembre 2011

Des mots en miettes...



Hélène Lenoir, Pièce rapportée


Une émotion parcourt ce roman, l'émotion d'une femme, Elvire, qui a mari, enfants et belle famille. Un événement brutal agit en elle comme une lame de fond qui amène à la surface et livre à la lumière des souffrances et des amertumes depuis longtemps accumulées.

C'est un accident qui touche Claire, sa fille de vingt-quatre ans. Renversée par un motard, elle sombre dans le coma et n'en sortira que pour errer dans une convalescence incertaine et périlleuse.

Assez vite, dans le récit haletant qui se met en place, Frédéric, le père de Claire et mari d'Elvire, apparaît comme un obstacle, un adversaire,un ennemi. Un gouffre d'incompréhension semble le séparer de sa femme.
La narration est prise en charge par Elvire dont la conscience perçoit et interprète les événements. Le style avance à tâtons, trébuche et s'empêtre au gré de cette focalisation. Les émotions, les peurs, les paniques, les angoisses sont enregistrées par les mots, parfois seconde après seconde. Le texte respire au rythme des pulsations de l'héroïne, et le plus souvent il a du mal à respirer tant Elvire étouffe.

Peu à peu se compose sous nos yeux une histoire familiale, faite de douleurs, d'échecs, de mésententes, de haines et de coups bas. Quand l'amour avance, c'est à pas comptés, et parfois on le voit se dissoudre dans une amère déception.
On voit ici se rejouer le drame du bouc émissaire: Elvire, seule contre tous, permet au clan de se ressouder. Le clan, c'est la famille de Frédéric où elle se sait "pièce rapportée". Son exil autorise le rapprochement de Claire et de son père. Tous voient en elle la "bête noire" dont l'éviction est la solution à tous les problèmes. Elle est cette "pièce rapportée", inadéquate et toujours étrangère.

On pourra trouver dans la pensée de René Girard les clés explicatives de ce roman. Philosophie Magazine a consacré un numéro spécial au philosophe et ce blog s'en est fait l'écho enthousiaste.

L'enjeu de ce roman est donc d'importance. Cependant l'écriture, à n'être que le réceptacle désordonné des pensées et des émotions de l'héroïne, s'englue dans des automatismes. Le lecteur se lasse des tournures indécises, des formules inachevées qui sacrifient la réflexion à l'immédiateté. Cette écriture ne s'enferme-t-elle pas dans des procédés qui restreignent la portée du récit?
Quant à la fin, est-ce une chute? N'y a-t-il pas de fin? Quelles sont les intentions de l'auteur?
Autant de questions qui laissent le lecteur un peu désappointé!

L'histoire porte en elle des promesses qui n'ont peut-être pas été tenues.





Hélène Lenoir, Pièce rapportée, Editions de Minuit, 2011.

jeudi 1 décembre 2011

La modernité de Marivaux


MARIVAUX, l'Ile des Esclaves


Théâtre National de Nice
Mise en scène et vidéo: Paulo CORREIA
Avec Clément Althaus, Gaële Boghossian, Félicien Chauveau, Ingrid Donnadieu, Jean-Christophe Bournine, Fabrice Pierre, Jacqueline Scalabrini.
Musique: Merakhaazan


Jeudi 24 Novembre, le Théâtre La Colonne à Miramas recevait le Théâtre National de Nice pour une représentation de la pièce de Marivaux, L'Ile des esclaves.

Quelle époustouflante réussite!

Les deux couples de maître-valet, Iphicrate et Arlequin, et de maîtresse-servante, Euphrosine et Cléanthis, tout droit sortis des schémas traditionnels du théâtre du XVIIIème siècle, lui-même héritier des sujets légués par les auteurs de la comédie grecque et latine, nous arrivent sur scène vibrants d'authenticité et brûlants d'actualité.

Les quatre personnages se retrouvent perdus sur une île où leur navire a fait naufrage...et quelle île! C'est celle que les maîtres, apeurés, nomment à voix basse l'île des esclaves!
Des esclaves en révolte ont fui Athènes et se sont installés sur cette terre. Ils y ont recouvré la liberté et décidé de mettre en œuvre une inversion des conditions sociales: tout maître arrivant sur l'île échange son statut et son vêtement avec son valet. Trivelin, en chef d'orchestre rigoureux, veille au respect de la loi édictée.

Une île...lieu des rêves et des extravagances, lieu propice aux utopies et aux expériences. Coupée du reste du monde, elle permet d'en oublier les règles et les usages, elle autorise toutes les fantaisies et les espoirs les plus fous.

On voit les deux esclaves donner libre cours à leur joie, Arlequin avec plus de modération que Cléanthis, et les deux maîtres sombrer dans une confusion, faite de dépit et de chagrin.

Le décor apparaît d'abord épuré. Des cubes d'un blanc glacial, ballottés par les flots, figurent autant d'îlots qu'enjambent les acteurs, sautant de l'un à l'autre, où ils se posent aussi et s'abritent parfois. Les liens se font et se défont au rythme des passages d'un cube à l'autre.
Mais bien vite on s'aperçoit que ce dénuement, hautement symbolique, sert au déchaînement technologique. Tout un univers informatisé défile dans le ciel de fond et sur tout le décor. Il accompagne la violence des sentiments, des émotions et des pulsions que metteur en scène et acteurs font jaillir du texte de Marivaux, à juste titre et à bon escient.

C'est que ce texte est tout sauf sage et conventionnel. Il brûle des passions et des rancœurs, des colères et des désirs des personnages. La modernité technologique la plus actuelle se met au service du texte, le révèle à nos yeux étonnés.

Trois acteurs se partagent le rôle de Trivelin, ou plutôt les différentes facettes du personnage. On en perçoit d'autant mieux la profondeur et les nuances.

Bien sûr, l'inversion des Saturnales prend fin, à la satisfaction de tous, même si Cléanthis accepte à regret de quitter le rêve et de rejoindre la réalité. Maître et valet tombent dans les bras l'un de l'autre, maîtresse et servante se réconcilient...tout est bien qui finit bien!
Les personnages sortent meilleurs de l'aventure, grandis dans l'ordre de la morale.

Mais que restera-t-il de ce bouleversement dans un monde remis à l'endroit? Croit-on vraiment aux bonnes intentions proclamées des maîtres? Ce n'était qu'une île, une illusion, une bulle hors du temps et de l'espace.

Qu'en est-il aujourd'hui de l'égalité entre les hommes, du respect que l'on "doit", dit-on, à la personne humaine? Et le mépris, et l'insulte, et la vanité imbécile...ne continuent-ils pas à alimenter les souffrances, à créer les humiliations d'où naissent les colères et les haines?

Merci au Théâtre de Nice de nous avoir donné à voir l'actualité brûlante de Marivaux.

vendredi 18 novembre 2011

RENE GIRARD et Philosophie Magazine



Si vous voulez comprendre le monde dans lequel nous vivons, comprendre les autres et vous comprendre vous-même, tenter de maîtriser les mécanismes en marche dans notre société pour gagner quelque liberté de pensée et d'action... lisez le numéro hors série que Philosophie Magazine consacre à René Girard.

Un philosophe, un vrai philosophe, qu'il est urgent de distinguer des bavards aux allures d'intellectuels dont les médias relaient complaisamment les propos, nous livre son explication du monde, une lecture intelligente, au sens étymologique, c'est à dire qu'elle embrasse tous les aspects, tous les fonctionnements, toutes les dimensions de l'humain.

Ne nous étonnons donc pas de trouver dans ce numéro des contributeurs aussi variés que des philosophes, un psychanalyste, psychiatre et neurologue, des anthropologues, une enseignante, spécialiste en marketing, un magistrat, une sociologue, un journaliste, un biologiste...

Ils viennent tous nous montrer la pertinence, la richesse et la modernité des concepts forgés par René Girard. Les œuvres littéraires, passées au crible par le philosophe, nous fournissent des modèles. Et tour à tour, la politique, la publicité, la télévision, la justice, la guerre se révèlent à nous tels qu'ils sont en eux-mêmes, tels qu'ils sont en vérité.
Nous y voyons à l’œuvre ces mécanismes puissants que sont le désir et le mimétisme, le bouc émissaire, la révélation.

L'entrepreneur Peter Thiel, inventeur de Paypal et actionnaire de Facebook, puise chez René Girard une leçon d'indépendance d'esprit.

Nous-mêmes, dans nos comportements quotidiens, ordinaires, nous nous apercevons différents. Nous pouvons alors acquérir cette part supplémentaire de liberté qui provient du détachement de nos actes et de nos sentiments, au moment où nous en comprenons les motivations, restées jusque là cachées. Nous ne sommes plus autant aveugles à nous- mêmes.

Certes la dernière étape franchie par René Girard dans son cheminement ne convainc pas aisément. La dimension religieuse, plus précisément chrétienne, qu'il introduit par la révélation et l'Apocalypse est sujette à controverse. Philosophie Magazine donne la parole à des analystes qui montrent les failles de sa pensée.
Le tour d'horizon est donc complet.

Il ne reste plus qu'à faire l'essentiel, lire les œuvres de René Girard.



Biographie de René Girard

René Girard, né en Avignon le 25 décembre 1923, est professeur émérite de littérature comparée à l'université Stanford, et membre de l'Académie française depuis 2005. Il est l’inventeur de la théorie mimétique qui, à partir de la découverte du caractère mimétique du désir, a jeté les bases d’une nouvelle anthropologie. Il se définit lui-même comme un anthropologue de la violence et du religieux.


Le premier livre de René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, publié en 1961, met au jour les ressorts du « désir triangulaire », à travers une approche de grandes œuvres romanesques (de Cervantès à Proust). Ses intuitions sur le « désir mimétique » lui permettent d’élaborer une anthropologie comparée des grandes formes du religieux archaïque : la question du mécanisme victimaire fait ainsi l'objet de son second livre, La Violence et le sacré, publié en 1972.

René Girard entreprend ensuite de récapituler les grands acquis de sa recherche, dans Des choses cachées depuis la fondation du monde (1978), où il évoque, pour la première fois, l’importance pour lui des textes bibliques. Ces derniers feront l’objet de plusieurs autres livres. En 2007, René Girard ouvre une quatrième étape de son travail, avec Achever Clausewitz, où il montre que la théorie mimétique peut devenir une clé décisive pour interpréter les phénomènes de la violence contemporaine.

René Girard a été élu à l'Académie Française en décembre 2005.

René Girard a pris sa retraite en 1995, et réside aujourd’hui à Stanford.

mardi 15 novembre 2011

Une aventure en fantastique







JEROME CAYLA, Mathilde




Jérôme Cayla joue avec les genres littéraires et s'en joue!

Tout commence par une rêverie inquiétante. Une jeune femme, Marie, a quitté Paris pour rejoindre la grande maison familiale, située au bord de l'Océan, avec l'intention d'y mettre de l'ordre et de désherber le jardin, de la préparer, en somme, à accueillir la famille pendant les vacances d'été.
Mais rien n'est plus pareil...malaise, inquiétudes, sensations étranges s'emparent d'elle. L'auteur plonge assez vite son lecteur dans une atmosphère fantastique. Marie se débat, résiste, elle est professeur de mathématiques!

Elle doit pourtant se rendre à l'évidence: la maison est le théâtre d'un phénomène étrange. Une apparition surgit, une fillette qui, de plus, l'interpelle.
On oscille entre un jeu subtil d'identification- Elle pouvait rester des heures ainsi, telle cette petite fille que Marie peut voir au loin devant elle, assise sur son ancien perchoir- et le recours à la rationalité ordinaire- Elle se demande d'abord pourquoi la fillette n'est pas à l'école, sa région n'est pas encore en congés-...mais, avec à propos, l'hésitation se résout dans une remarque réaliste: Où diable, a-t-elle été s'habiller? L'humour du narrateur refoule le fantastique...qui tient bon, cependant. C'est que la fillette n'est pas vêtue à la dernière mode, en effet...tableau ancien, vieille photographie.
Elle nous entraîne à sa suite, en 1852. Elle s'appelle Mathilde. De Ma-rie à Ma-thilde, l'identification se poursuivrait-elle?

On se croit un instant dans un roman paysan, régionaliste, impression de courte durée. C'est l'aventure qui commence!

Changeant de genre, bousculant les conventions, Jérôme Cayla nous livre un authentique roman d'aventure. La Fringante s'éloigne des côtes bretonnes et file, toutes voiles dehors, vers l'Afrique, avec, à son bord, de nouvelles recrues parmi lesquelles se cache Mathilde. Une jeunette de 13 ans sur un navire! La vérité ne tardera guère à éclater.

Nous croisons dans l'équipée de rudes matelots, pleins de tendresse, des pirates sans scrupules, prêts à fournir en jeunes demoiselles les harems d'Orient, de pieux musulmans, loyaux et prévenants et tant d'autres personnages. De péripéties en émotions fortes, l'auteur met notre attention à rude épreuve et l'on se perd parfois, quand on a arrêté sa lecture la veille à un point crucial du récit et qu'on y revient le lendemain, désorienté. Malicieux narrateur qui nous oblige à relire les pages précédentes.!

Mais un autre roman s'écrit en parallèle, car, à terre, en Bretagne, l'histoire, amorcée par Mathilde et abandonnée par elle, se poursuit...roman de mœurs, roman psychologique.

Les ramifications du récit trouveront leur solution dans un épilogue à la fois dramatique et porteur d'espérance.

Et Marie? On l'avait presque oubliée. C'est le retour au temps présent et à la maison familiale des bords de mer. Un deuxième épilogue nous attend au cœur de la maison,dans un lieu resserré, étroit, bien loin des espaces infinis des océans.

Gageons que Jérôme Cayla s'est beaucoup amusé en écrivant Mathilde. C'est un roman jubilatoire qui laisse en nous des interrogations littéraires: Marie a-t-elle rêvé? Où sont les limites du réel? Et si c'était vrai?



JEROME CAYLA, Mathilde, Laura Mare Editions, 2010







dimanche 6 novembre 2011

Le mot d'avant tous les autres?

VASSILIS ALEXAKIS, Le premier mot



Pour une amoureuse de la langue, quel titre alléchant!

Le pari est audacieux, l'entreprise ambitieuse et on imagine dans quel vertige l'auteur peut nous entraîner.
Veut-il vraiment trouver le premier mot prononcé par un humain? On s'étonne, on grille d'impatience, on est tout prêt à vivre l'aventure à laquelle le titre nous convie.

La trame narrative est simple et émouvante. Une soeur va rejoindre son frère à Paris. Il est professeur de littérature comparée et sur le point de mourir d'une longue maladie.

Ils sont unis par une lointaine complicité qui prend racine dans leur enfance et leur pays natal, la Grèce. L'évocation du passé scande délicatement le récit, avec les figures rêvées du père et de la mère. Si Miltiadis est un érudit, sa soeur est beaucoup moins cultivée. Elle retire de cette infériorité le plaisir de se sentir dépendante de son frère et cela lui plaît.

Après la mort de Miltiadis, elle prend en charge son projet, laissé inachevé, trouver le premier mot. La fin du roman, très symbolique, la ramène en Grèce. Elle part retrouver le mûrier de leur enfance où son frère grimpait avec aisance. A son tour elle l'escalade, remontant ainsi l'histoire de l'humanité et celle du singe. L'Evolutionnisme tient dans l'histoire une place importante dans la recherche des origines et des sources du langage.

Elle est cependant réduite à des hypothèses concernant ce premier mot dont la connaissance est tant convoitée. On pouvait s'attendre à une telle conclusion. On ne peut se sentir déçu de ne pas avoir de réponse à une telle question.


Alors, d'où vient cet ennui ressenti à la lecture? Alors que j'étais tellement acquise à la cause linguistique et tellement avide de suivre la recherche dans cette atmosphère de tendre complicité, pourquoi ai-je eu la tentation de tourner les pages un peu plus vite qu'il ne sied à une lecture attentive?

C'est que la quête du premier mot se transforme en cours universitaires. Les spécialistes sont convoqués, spécialistes des langues, du cerveau, anthropologues avertis et tous nous assènent de longs discours dont l'intérêt est indéniable...mais ont-ils leur place dans un roman?
On finit par se dire que telle ou telle sommité n'a pas encore été consultée et on s'amuse de la voir arriver quelques pages plus loin!

Il faut ajouter à cela la bibliographie abondante que l'auteur, très scrupuleux, ne manque pas de mentionner ...en citant bien sûr de longs passages très instructifs, et les discussions, non moins abondantes, nourries de réflexions, de références, de détails sur telle lettre, le r par exemple.
Les échanges sont d'autant plus envahissants que les personnages sont nombreux et que la soeur de Miltiadis les sollicite avec entêtement.

Le premier mot est-il un roman ou un essai? Je crains qu'il ne soit ni l'un ni l'autre...trop peu scientifique dans sa démarche pour un essai...trop parasité par le discours universitaire pour un roman.
Les personnages qui avaient toute ma sympathie se sont dilués sous mes yeux fatigués. Ils ont perdu leur âme, leur authenticité.
La plume de l'écrivain est froide. L'émotion n'y vibre que trop rarement.



VASSILIS ALEXAKIS, Le premier mot, Stock, 2010.


samedi 22 octobre 2011

BERENICE au Théâtre Gyptis à Marseille

RACINE, Bérénice


BERENICE, la tragédie la plus épurée de Racine.

Il n'est qu'à lire le Préface où Racine explique que "toute l'invention consiste à faire quelque chose de rien". Il ne veut pas d'un " grand nombre d'incidents", et souhaite" attacher durant cinq actes les spectateurs par une action simple, soutenue de la violence des passions, de la beauté des sentiments et de l'élégance de l'expression".

Peu d'action en effet, sinon la résonance des exploits guerriers où s'illustrèrent Titus et son allié et ami, Antiochus, le roi de Comagène.
Et la musique de l'alexandrin de Racine épouse, dans ses rythmes et ses nuances infinis, les émois, les douleurs, les espoirs des personnages. La poésie nous est donnée à l'état pur. Ces vers se chantent, se psalmodient, se hurlent, se murmurent. Ils exigent des acteurs un engagement total et des qualités d'expression exceptionnelles.



La mise en scène de Jean-Claude NIETO est proposée au Gyptis du 18 au 22 Octobre.

Le décor, dépouillé comme il convient, souligne le texte sans l'encombrer. Un grand escalier symbolise avec bonheur l'ascension et la gloire, ainsi que leurs revers, le devoir impitoyable et l'écrasement de l'individu. Titus refuse longtemps de le monter puis, à la fin de la pièce, se tient à son sommet, drapé du manteau pourpre du pouvoir.

Les costumes, couleur ivoire pour la plupart, enveloppent et caressent les corps. Ils évoquent parfois la Grèce et l'Orient. C'est la cas pour Antiochus. Seul, Titus, vêtu de brun, arbore une tenue guerrière, rappel de son passé et de sa fonction, alors qu'il doute et tremble et s'apitoie.

Foriane Jourdain, dans le rôle de Bérénice, est fascinante de vérité et de beauté. Nous avons appris, dans le débat qui a suivi la représentation mercredi 19 octobre, qu'elle était également chanteuse d'opéra et de jazz. Sa connaissance de la musique lui a sans douté permis cette sensibilité remarquable aux vers raciniens. La diction, les intonations, les silences et les nuances de la voix exaltent à merveille le texte. La souplesse de son corps accompagne les mélodies multiples qui s'élèvent des mots.

Jean-Serge Dunet campe un Paulin digne et sans pitié. L'acteur a la voix grave et sévère, le maintien autoritaire et exigeant qui tranchent fort justement avec les faiblesses de Titus. Il incarne à la perfection le devoir, ce devoir qui, au XVIIème siècle, se dresse pour censurer la passion ravageuse et amollissante.

On regrette de ne pouvoir continuer cet éloge sincère sur les comédiens.

Sur les lèvres de Rafaël Gimenez, Antiochus, et de Fabio Sforzini, Titus, les vers ont peu de résonance. Parfois inaudibles pour le spectateur, les mots n'ont pas la force qu'on attend. Tout est musique et rythme. On aimerait que les acteurs fassent vibrer les vers. Phénice et Arsace paraissent eux aussi décevants.

Jouer BERENICE est un acte de courage. La scène du Gyptis est un lieu d'expériences et de créations dont on aime l'audace.



Résumé de la pièce

Bérénice, la reine de Judée, a suivi à Rome le séduisant Titus, auréolé de la gloire de ses succès militaires. Un amour passionné les unit. A la mort de l'empereur Vespasien, son fils lui succède.Bérénice attend avec fièvre le moment où elle échangera sa situation d'exilée contre le titre d'impératrice que lui donnera son mariage avec Titus, devenu tout puissant et maître de ses décisions. C'est du moins ce qu'elle croit.
Mais les Romains, depuis la lointaine époque où ils ont aboli la royauté, ne veulent pas d'une reine au lit de leur empereur. Bérénice, reine et étrangère, suscite toutes les méfiances.
Comment Titus, garant du respect des lois, peut-il les bafouer en épousant Bérénice? Déchiré entre sa passion et son devoir, il la laisse à ses larmes, à son humiliation, à sa colère.
Dans la dernière scène, pourtant, l'héroïne s'apaise dans une sublimation de ses sentiments et livre au spectateur ce dépassement de la souffrance propre à la tragédie.

mardi 4 octobre 2011

Les mots au fond des yeux

William Irish, Des yeux qui hurlent

Non, ce n'est pas l'actualité littéraire de la rentrée 2011! La nouvelle Des yeux qui hurlent a été écrite en 1939.
William Irish est considéré comme un maître du suspense et s'il est, en effet, passé maître dans cette écriture si particulière qu'est le polar, c'est que sa plume explore les gouffres où se terrent les angoisses et les haines, comme elle peut poétiser avec délicatesse les émotions  et les tendresses.
A soixante ans, Janet est totalement paralysée depuis dix ans. La chaleur du soleil, la vue du ciel et la présence de son fils Vern, dont elle attend patiemment le retour à la fin de la journée, illuminent la vie qui lui reste..." quelque chose d'encore humain, quelque chose d'encore vivant, qui aspirait aussi à son bonheur", car son esprit est toujours aussi vif et ses pensées toujours aussi claires.
Mais soudain, son monde se fissure quand elle surprend le projet de sa belle fille, assassiner son mari! Janet n'a que ses yeux pour dire, alerter, hurler.
Avec sa prose intense, William Irish sature ce regard d'émotions sans paroles. Avec ses mots d'écrivain, il fouille ces yeux qui imaginent des éclats, des vibrations en deçà de l'invention du langage, en deçà même des cris primitifs de l'horreur. Il accompagne Janet au plus profond de sa souffrance, de son urgence et l'aide à faire de son regard un lexique, un dictionnaire, une grammaire destinés à son fils. Il y met les nuances et les structures de la langue sous forme d'infinies variations.
 Ainsi au fil des questions de Vern, alerté d'instinct dès qu'il plonge dans le regard de sa mère, l'écrivain égrène: "Les yeux de Janet...Ses terribles yeux...Ses yeux, ses pauvres yeux qui implorent...Ses yeux, ses yeux hallucinés...Ses yeux, ses yeux désespérés".
Au point de départ, pourtant, le code est simple entre eux, un battement des paupières pour non, deux battements pour oui. Et la communication s'installe et le style sobre et puissant de William Irish nous livre l'âme de son héroïne-" Il lui semblait qu'elle ne  pourrait jamais battre assez vite les paupières: oui, oui, oui!...oui, oui, oui, répondirent ses yeux, tandis que son coeur entonnait une action de grâces"- et la fièvre de sa pensée.
La tension dramatique, portée à l'extrême, vient s'abolir dans le crime qui engloutit pour un temps la conscience de Janet. La prose poétique hésite entre violence et apaisement:" Ce n'était plus un murmure qui emplissait sa tête, mais un véritable rugissement, comme si le train se ruait d'une oreille à l'autre...Au sein des ténèbres, il ne subsistait plus maintenant qu'une pointe de bleu."
De cet anéantissement surgit une autre violence, le désir de vengeance...faire payer aux criminels la mort de son fils! Un jeune homme providentiel vient alors rencontrer son regard. Elle lui apprend le code...oui...non...et parfois oui et non, sait rester sans réponse pour stimuler son interlocuteur:" C'était vraiment un garçon très intelligent que son nouvel allié!".
Janet aura sa vengeance, le crime sera découvert!

Il faut pénétrer l'univers de William Irish, un maître du suspense, assurément, et un maître en psychologie, un connaisseur d'âmes.

William Irish, Romans et nouvelles, Editions Omnibus.


Biographie de William Irish

William Irish est le pseudonyme de Cornell Woolrich, écrivain américain né le 4 décembre 1903 à New York, où il meurt le 25 septembre 1968.
Né dans un milieu aisé, il suit son père, ingénieur des travaux publics, au Mexique, à Cuba et aux Bahamas. Après le divorce de ses parents, à l'âge de 15 ans, il rentre à New York à pour vivre auprès de sa mère, pianiste, et termine ses études en 1925 à l'université de Columbia. Il écrit son premier roman, Chef d'accusation en 1935, influencé par l'œuvre de Francis Scott Fitzgerald. Il est engagé comme scénariste à Hollywood pour travailler sur l'adaptation de Les enfants du Ritz, paru  en 1927. Il se marie en 1930 avec Violet Virginia Blackton (1910-1965), fille du producteur de film muet. J. Stuart Blackton., mais cette union est un échec et il divorce au bout de trois mois. Il retourne alors vivre chez sa mère avec qui il vivra jusqu'à sa mort, dans le même appartement d'Harlem. Jusqu'en 1940, les éditeurs refusent de publier ses livres, il publie dans des pulps près de trois cent cinquante nouvelles sous trois noms différents : William Irish, Georges Hopley et son vrai nom . Il connaît le succès à partir de 1940, avec La mariée était en noir. En 1954, il reçoit le Grand prix de littérature policière en France pour Un pied dans la tombe. Sa mère meurt en 1957, il s'isole de plus en plus, sombre dans l'alcoolisme. Il est amputé d'une jambe atteinte de gangrène. Il meurt d'une attaque en 1968.
De nombreux metteurs en scène ont porté les œuvres à l'écran de ce maître du suspense, notamment Alfred Hitchcock pour Fenêtre sur cour, d'après une nouvelle, et François Truffaut pour La sirène du Mississippi et La mariée était en noir. William Irish a également écrit des récits fantastiques. Les œuvres de William Irish sont parues en France dans la collection Série blême de Gallimard, et ont également été éditées par La Découverte et Rivages.

samedi 1 octobre 2011

Ces mythes qui nous façonnent

Emilie Desvaux, A l'attention de la femme de ménage.


Toute l'histoire prend racine au coeur du roman, au chapitre 12, entre les pages 86 et 91. Elle s'y construit, s'y révèle, y puise sa signification.

On y voit une petite fille, assise sur les genoux de son père, entourée des livres de la bibliothèque. 
"Grimpe sur mes genoux, princesse. Ce soir un petit tour en Egypte. On bien alors en Grèce? En Chine?"...C'est " l'heure des histoires". Et le voilà qui l'entraîne dans "un mythe,une histoire ancienne et terrible, fondatrice."La fillette va, en effet, y fonder son être, y dessiner sa vie.

Elle y apprend que les héros meurent inévitablement, dévorés par les dieux mutins et cruels. Elle devient l'une de ces victimes condamnées aux souffrances éternelles et flirte avec le tragique. " Mon père soutient que ce qu'on ne peut éviter est tragique et je deviens tragique moi-même".
Sur le bateau du récit, prisonnière du voyage, elle fuit vers elle-même et contemple les sirènes "désespérées".

Ainsi jeune femme devenue, continuant à flotter entre le rêve et la réalité, elle laisse, soumise et consentante, se dérouler le fil inexorable de sa tragédie, d'amours en ruptures, de jouissances en désespoirs jusqu'à la mort inévitable des héros, son époux, son amante.

Et le récit se fait à voix basse, à la première personne. L'héroïne a sa confidente de tragédie, la femme de ménage, présente et absente à la fois. En elle elle dépose son histoire, pour s'en défaire peut-être...Quelle part a-t-elle eu dans cette succession de faits? 
"Je ne vous dis pas où je vais parce que je ne le sais pas moi-même. Je vous laisse la maison vide, le jardin, tout le reste."

A l'attention de la femme de ménage est le roman du tragique intime, intériorisé sans éclat, dans le silence feutré d'une grande maison.



Emilie Desvaux, A l'attention de la femme de ménage, 2011, Editions Stock.



mardi 20 septembre 2011

Pénombre où je vacille...

Pénombre où je vacille…
Mes mains se perdent dans la nuit…
Mes doigts s’écartent et s’écartèlent…je les laisse s’enfuir, insensibles…
Mes bras abandonnés gémissent encore…frissonnent à peine…
Mes épaules en détresse…craquement de mes os fracassés…

Mon ventre se déchire, abyssale béance…
Et mes jambes au loin, fuseaux sanguinolents, se dessinent, fugitives impalpables, en lignes sinueuses…
Ma tête exulte en bonds démesurés…
Et mes yeux s’aveuglent du gouffre violé par la lumière.
 
Brûlante déchirure…
Un cauchemar nourri d’amour s’est au grand jour déversé.
Mon corps écartelé se  livre à son tourment…errance passionnée…
Mes monstres trop chéris de ma chair se repaissent…
Je m’engloutis avec délice.

Avec délice je consens…  m’ensevelir dans ma nudité éclatée…
Ma conscience abolie, fantôme énigmatique, se dissout dans l’oubli.
Je me love, nourrisson assoiffé, dans la gangue fertile.
Ne bouge plus…

Silence…Aucun souffle dans l’éther irradié…
Ne bouge pas…
Abandon, inertie, extase…
Vibration de ma vie qui doucement palpite en mon sein déchiré…

Je disparais dans mes abîmes aveuglants de clarté.


                                                                                      Bernadette Mezbourian

dimanche 18 septembre 2011

Ces mots qui nous possèdent...

Pascal Mercier, Train de nuit pour Lisbonne


Voilà un roman dont l'enjeu réside dans les mots, leur force, leur poésie, leur vérité, leur fausseté. Il n'est question que de cela! Il faut dire que le héros, Raimund Gregorius, est un professeur de langues anciennes, autrement dit un amoureux des mots, qu'ils soient latins, grecs ou hébreux. Et lorsqu'ils chantent en poésie, il n'est rien de plus important.
 "Peut-il y avoir un sérieux plus sérieux que le sérieux poétique?", lance-t-il à ses élèves.

Or un jour de pluies diluviennes, dans sa ville, à Bern, une musique inconnue le bouleverse. Une femme, rencontrée par hasard, à qui il demande quelle est sa langue maternelle, lui répond: "Português".
"Le o, que de façon surprenante elle prononçait comme un ou, la claire intonation montante et étrangement étouffée du ê et le doux ch final, se fondirent en une mélodie qui résonna beaucoup plus longuement que dans la réalité et qu'il aurait voulu entendre tout le long du jour".
Cette mélodie va l'entraîner dans une errance, tantôt exaltée, tantôt douloureuse, au plus profond de lui-même. Aveugle et lucide à la fois, il suit les traces d'un poète portugais, um ourives das palavras, un orfèvre des mots. C'est le titre d'un livre d'Amadeu Ignacio de Almeida Prado dont il reconstitue patiemment l'histoire. "C'était un possédé du langage, un homme ensorcelé par la langue, à qui un mot faux faisait plus de mal qu'un coup de couteau", dit-on de lui, alors que Gregorius sent sa propre vie absorbée, engloutie dans cette recherche passionnée de l'autre et de lui-même.
Comme un écho de ses propres paroles... "Tu sais", disait Prado,"penser est la deuxième plus belle chose du monde. La plus belle est la poésie".

 Cette aventure des mots où il tente de retrouver ses propres traces et de dessiner les contours de lui-même, s'abîme parfois dans "une révolte, une rébellion...D'abord, cela parut ne concerner que le portugais... Progressivement, ensuite, et en renâclant, il s'avoua que le déferlement de sa  fureur se rapportait aussi aux langues anciennes dans lesquelles il vivait depuis plus de quarante ans". Mais la colère est de courte durée.
Amadeu Prado et Gregorius ont appris tous deux que nos pensées ne nous sont révélées qu'une fois exprimées.

Les mots nous relient à nous-mêmes et aux autres, nous racontent et les racontent, nous explorent et nous révèlent: ce n'est pas le moindre enseignement de ce superbe roman.



Pascal Mercier, Train de nuit pour Lisbonne, traduit de l'allemand par Nicole Casanova, Editions 10/18, 2008.

dimanche 11 septembre 2011

A propos de Jean Giono et de sa pièce Le Bout de la Route

C'était au printemps, dans un autre théâtre, La Criée à Marseille...
                                un autre auteur, Jean Giono...
                                un autre metteur en scène, Francois Rancillac, Directeur du Théâtre de L'Aquarium...
et la même révélation par les mots.
Le décor est noir, aussi noir que celui de l'Agamemnon de Sénèque est blanc, un décor qu'on croirait issu des Outrenoirs de Pierre Soulages.
"Avec le noir, c'est la lumière qui apparaît", dit le peintre, noir et lumière en absence de mots. Mais le théâtre, lui, est langage.Et c'est la langue ample, poétique, charnue de Giono qu'il faut entendre révéler les forces obscures    qui déchirent les personnages pour jaillir dans la lumière. C'est un langue concrète et lyrique où résonnent les voix des tragédies grecques.

Résumé de la pièce              

Par une nuit d’hiver, en pleine montagne, ça toque à la porte ! Entre, sans qu’on l’y invite, un grand gaillard au sourire fêlé et à la parole douce, tout étonné lui-même d’être parmi des humains. « Est-ce ici le bout de la route ? », il demande, ainsi qu’un peu de repos pour la nuit, et de l’ouvrage pour demain.
Rosine, la patronne, le dévisage en silence : la faucheuse lui a ravi coup sur coup son mari et son aînée. Depuis, sa belle-mère vit cloîtrée dans le noir de sa chambre, piaulant sa douleur toute la sainte journée. Sa cadette, Mina, est bien fiancée à l’Albert, qui est brave berger, mais sera-t-il de taille pour tenir la ferme ? Alors, contre toute attente, la rêche Rosine accueille l’étranger, et lui promet du labeur jusqu’à plus soif. Voilà comment Jean fit halte parmi les vivants…
Ce n’est pas que Jean travaille : il se saoule de travail. Du matin au soir, il remue la terre, bat le blé, pétrit le pain, soigne les bêtes, coupe du bois ou monte des murs comme s’il voulait se dissoudre dans l’effort et la sueur. Au village, il a tôt fait d’être aimé de tous, jeunes et vieux, car Jean sait pour chacun, d’un grand rire ou d’un mot juste, délester les coeurs et redonner espoir. À son côté, on se sent comme revivre : même la grand’mère est sortie de sa retraite endeuillée pour venir lui parler !
Mais pourquoi Jean reste-il si solitaire ? On dit qu’il parle tout haut parfois, la nuit, des heures à converser avec une femme imaginaire – sa propre femme, justement, d’après certains, celle qu’il a fuie en apprenant qu’elle le trompait avec un autre homme…
Enfin arrive le printemps si longtemps désiré, et la nature est éclaboussante de vitalité. Mina, elle, s’étiole, consumée par son amour pour Jean qu’elle cache de moins en moins, que chacun sait au village, sauf l’intéressé qui ne voit rien... Albert a renoncé, Rosine a alerté Jean, Mina a ravalé toute pudeur pour se déclarer, mais rien n’y fait : quand Jean réalise enfin la situation, il attrape son baluchon et reprend la route en s’excusant : avec sa femme, il ne fait plus partie du monde des vivants…

Acte I, scène I           

Rosine : Qu’est-ce que c’est que cette chanson-là ?
Jean : C’est la chanson d’un homme seul. Il n’est pas seul celui qui peut toucher une bête ou un arbre, ou s’approcher avec ses yeux du brouillard bleu ou du soleil. Il n’est pas seul celui qui a goût au jour. Celui qui a un nez, une bouche, des yeux, des oreilles, une bonne chair d’animal. Tout lui tient compagnie. Il y a de grosses joies qui passent dans l’air du temps comme des poissons enflammés. Je n’ai plus rien.
Rosine : Regarde-moi un peu, toi. Qu’est-ce que c’est que ton goût de bouche ?
Jean : Cendres, maintenant.
          

jeudi 8 septembre 2011

Le théâtre ou la révélation par les mots



A propos d'Agamemnon de Sénèque


Résumé de la pièce

Lorsque le fantôme de Thyeste apparaît devant le palais des Atrides pour exhorter son fils Égisthe à tuer Agamemnon, tout est scellé. Le texte de Sénèque, qui dévoile la toute puissance des images sur les choses, ne se soucie pas de montrer l’action ; il donne la parole à Clytemnestre – qui répugne à tuer mais cède aux arguments d’Égisthe –, à Eurybate, messager qui décrit le naufrage de la flotte d’Agamemnon, mais surtout à Cassandre, butin ramené de Troie par Agamemnon. Cassandre n’a plus rien à perdre ; il ne lui reste qu’à raconter, dans une sorte de transe, la mort du héros grec en même temps qu’elle a lieu. La parole, celle des protagonistes ou celle des chœurs, ne peut rien arrêter. On voit Électre sauver Oreste de la fureur meurtrière de sa mère, puis être reniée. Au moment d’être immolée, Cassandre prédit la folie qui s’abattra sur les Atrides.
 
La Comédie Française nous a offert récemment l'Agamemnon de Sénèque dans une mise en scène saisissante où les nouvelles technologies se mettent au service du jeu des acteurs et du texte de l'auteur. Le metteur en scène est le québecois Denis Marleau. Sa rencontre avec le philosophe latin nous éblouit.
Dans un décor de blanc laiteux et de gris argenté, les personnages aux noms lointains, mais aux regards prophétiques, Clytemnestre, Egisthe, Eurybate, Cassandre, Agamemnon, exaltés par le jeu des acteurs, effrayés et transis, se débattent avec eux-mêmes dans le trouble des métamorphoses.
Et dans les plis d'une toile de fond, le choeur aux visages dilatés par la magie technologique, est notre miroir.
Il faut entendre la belle traduction de Florence Dupont. Il faut entendre les mots où se révèlent, en jeux de miroirs, les souffrances et les folies des hommes.

Clytemnestre...            Je suis trop torturée pour subir un délai,
Mes moelles et mon coeur brûlés de trop de flammes
Qu'aiguillonnent ma crainte et mon courroux mêlés,
Mon sein bat trop d'envie!...
                                     Ballotée par deux flux,
Telle l'onde entre vent et courant tiraillée
Hésite à quel fléau,ici ou là, céder,
Ainsi le gouvernail m'a échappé des mains.
Partout où ma fureur, ma rancoeur, mon espoir
M'emporteront, j'irai, je livre au flot ma barque.


Sénèque Le Jeune

 

Philosophe de l’école stoïcienne, dramaturge et homme d’État romain, il naît en l’an 4 av. J.-C. À Cordoue. Fils de Sénèque l’Ancien, il devient, en 31, conseiller à la cour impériale sous Caligula. En 50, il est préteur. Riche, influent, proche du pouvoir – il est le précepteur de Néron – il est mêlé à toutes les intrigues de cette période troublée de l’Empire, avant d’être acculé au suicide en 65. Il expose ses conceptions philosophiques dans des traités comme De la colère, De la brièveté de la vie et surtout dans ses Lettres à Lucilius. Ses tragédies, dont dix sont parvenues jusqu’à nous (Médée, OEdipe, Agamemnon, Phèdre, Thyeste, Hercule furieux, Les Phéniciennes…) constituent un parfait exemple du théâtre tragique latin et ont nourri le théâtre classique français du XVIIe siècle.


Retrouvez le texte...Sénèque, Tragédies, édition bilingue des Belles Lettres, en Classiques de poche.