mardi 20 septembre 2011

Pénombre où je vacille...

Pénombre où je vacille…
Mes mains se perdent dans la nuit…
Mes doigts s’écartent et s’écartèlent…je les laisse s’enfuir, insensibles…
Mes bras abandonnés gémissent encore…frissonnent à peine…
Mes épaules en détresse…craquement de mes os fracassés…

Mon ventre se déchire, abyssale béance…
Et mes jambes au loin, fuseaux sanguinolents, se dessinent, fugitives impalpables, en lignes sinueuses…
Ma tête exulte en bonds démesurés…
Et mes yeux s’aveuglent du gouffre violé par la lumière.
 
Brûlante déchirure…
Un cauchemar nourri d’amour s’est au grand jour déversé.
Mon corps écartelé se  livre à son tourment…errance passionnée…
Mes monstres trop chéris de ma chair se repaissent…
Je m’engloutis avec délice.

Avec délice je consens…  m’ensevelir dans ma nudité éclatée…
Ma conscience abolie, fantôme énigmatique, se dissout dans l’oubli.
Je me love, nourrisson assoiffé, dans la gangue fertile.
Ne bouge plus…

Silence…Aucun souffle dans l’éther irradié…
Ne bouge pas…
Abandon, inertie, extase…
Vibration de ma vie qui doucement palpite en mon sein déchiré…

Je disparais dans mes abîmes aveuglants de clarté.


                                                                                      Bernadette Mezbourian

dimanche 18 septembre 2011

Ces mots qui nous possèdent...

Pascal Mercier, Train de nuit pour Lisbonne


Voilà un roman dont l'enjeu réside dans les mots, leur force, leur poésie, leur vérité, leur fausseté. Il n'est question que de cela! Il faut dire que le héros, Raimund Gregorius, est un professeur de langues anciennes, autrement dit un amoureux des mots, qu'ils soient latins, grecs ou hébreux. Et lorsqu'ils chantent en poésie, il n'est rien de plus important.
 "Peut-il y avoir un sérieux plus sérieux que le sérieux poétique?", lance-t-il à ses élèves.

Or un jour de pluies diluviennes, dans sa ville, à Bern, une musique inconnue le bouleverse. Une femme, rencontrée par hasard, à qui il demande quelle est sa langue maternelle, lui répond: "Português".
"Le o, que de façon surprenante elle prononçait comme un ou, la claire intonation montante et étrangement étouffée du ê et le doux ch final, se fondirent en une mélodie qui résonna beaucoup plus longuement que dans la réalité et qu'il aurait voulu entendre tout le long du jour".
Cette mélodie va l'entraîner dans une errance, tantôt exaltée, tantôt douloureuse, au plus profond de lui-même. Aveugle et lucide à la fois, il suit les traces d'un poète portugais, um ourives das palavras, un orfèvre des mots. C'est le titre d'un livre d'Amadeu Ignacio de Almeida Prado dont il reconstitue patiemment l'histoire. "C'était un possédé du langage, un homme ensorcelé par la langue, à qui un mot faux faisait plus de mal qu'un coup de couteau", dit-on de lui, alors que Gregorius sent sa propre vie absorbée, engloutie dans cette recherche passionnée de l'autre et de lui-même.
Comme un écho de ses propres paroles... "Tu sais", disait Prado,"penser est la deuxième plus belle chose du monde. La plus belle est la poésie".

 Cette aventure des mots où il tente de retrouver ses propres traces et de dessiner les contours de lui-même, s'abîme parfois dans "une révolte, une rébellion...D'abord, cela parut ne concerner que le portugais... Progressivement, ensuite, et en renâclant, il s'avoua que le déferlement de sa  fureur se rapportait aussi aux langues anciennes dans lesquelles il vivait depuis plus de quarante ans". Mais la colère est de courte durée.
Amadeu Prado et Gregorius ont appris tous deux que nos pensées ne nous sont révélées qu'une fois exprimées.

Les mots nous relient à nous-mêmes et aux autres, nous racontent et les racontent, nous explorent et nous révèlent: ce n'est pas le moindre enseignement de ce superbe roman.



Pascal Mercier, Train de nuit pour Lisbonne, traduit de l'allemand par Nicole Casanova, Editions 10/18, 2008.

dimanche 11 septembre 2011

A propos de Jean Giono et de sa pièce Le Bout de la Route

C'était au printemps, dans un autre théâtre, La Criée à Marseille...
                                un autre auteur, Jean Giono...
                                un autre metteur en scène, Francois Rancillac, Directeur du Théâtre de L'Aquarium...
et la même révélation par les mots.
Le décor est noir, aussi noir que celui de l'Agamemnon de Sénèque est blanc, un décor qu'on croirait issu des Outrenoirs de Pierre Soulages.
"Avec le noir, c'est la lumière qui apparaît", dit le peintre, noir et lumière en absence de mots. Mais le théâtre, lui, est langage.Et c'est la langue ample, poétique, charnue de Giono qu'il faut entendre révéler les forces obscures    qui déchirent les personnages pour jaillir dans la lumière. C'est un langue concrète et lyrique où résonnent les voix des tragédies grecques.

Résumé de la pièce              

Par une nuit d’hiver, en pleine montagne, ça toque à la porte ! Entre, sans qu’on l’y invite, un grand gaillard au sourire fêlé et à la parole douce, tout étonné lui-même d’être parmi des humains. « Est-ce ici le bout de la route ? », il demande, ainsi qu’un peu de repos pour la nuit, et de l’ouvrage pour demain.
Rosine, la patronne, le dévisage en silence : la faucheuse lui a ravi coup sur coup son mari et son aînée. Depuis, sa belle-mère vit cloîtrée dans le noir de sa chambre, piaulant sa douleur toute la sainte journée. Sa cadette, Mina, est bien fiancée à l’Albert, qui est brave berger, mais sera-t-il de taille pour tenir la ferme ? Alors, contre toute attente, la rêche Rosine accueille l’étranger, et lui promet du labeur jusqu’à plus soif. Voilà comment Jean fit halte parmi les vivants…
Ce n’est pas que Jean travaille : il se saoule de travail. Du matin au soir, il remue la terre, bat le blé, pétrit le pain, soigne les bêtes, coupe du bois ou monte des murs comme s’il voulait se dissoudre dans l’effort et la sueur. Au village, il a tôt fait d’être aimé de tous, jeunes et vieux, car Jean sait pour chacun, d’un grand rire ou d’un mot juste, délester les coeurs et redonner espoir. À son côté, on se sent comme revivre : même la grand’mère est sortie de sa retraite endeuillée pour venir lui parler !
Mais pourquoi Jean reste-il si solitaire ? On dit qu’il parle tout haut parfois, la nuit, des heures à converser avec une femme imaginaire – sa propre femme, justement, d’après certains, celle qu’il a fuie en apprenant qu’elle le trompait avec un autre homme…
Enfin arrive le printemps si longtemps désiré, et la nature est éclaboussante de vitalité. Mina, elle, s’étiole, consumée par son amour pour Jean qu’elle cache de moins en moins, que chacun sait au village, sauf l’intéressé qui ne voit rien... Albert a renoncé, Rosine a alerté Jean, Mina a ravalé toute pudeur pour se déclarer, mais rien n’y fait : quand Jean réalise enfin la situation, il attrape son baluchon et reprend la route en s’excusant : avec sa femme, il ne fait plus partie du monde des vivants…

Acte I, scène I           

Rosine : Qu’est-ce que c’est que cette chanson-là ?
Jean : C’est la chanson d’un homme seul. Il n’est pas seul celui qui peut toucher une bête ou un arbre, ou s’approcher avec ses yeux du brouillard bleu ou du soleil. Il n’est pas seul celui qui a goût au jour. Celui qui a un nez, une bouche, des yeux, des oreilles, une bonne chair d’animal. Tout lui tient compagnie. Il y a de grosses joies qui passent dans l’air du temps comme des poissons enflammés. Je n’ai plus rien.
Rosine : Regarde-moi un peu, toi. Qu’est-ce que c’est que ton goût de bouche ?
Jean : Cendres, maintenant.
          

jeudi 8 septembre 2011

Le théâtre ou la révélation par les mots



A propos d'Agamemnon de Sénèque


Résumé de la pièce

Lorsque le fantôme de Thyeste apparaît devant le palais des Atrides pour exhorter son fils Égisthe à tuer Agamemnon, tout est scellé. Le texte de Sénèque, qui dévoile la toute puissance des images sur les choses, ne se soucie pas de montrer l’action ; il donne la parole à Clytemnestre – qui répugne à tuer mais cède aux arguments d’Égisthe –, à Eurybate, messager qui décrit le naufrage de la flotte d’Agamemnon, mais surtout à Cassandre, butin ramené de Troie par Agamemnon. Cassandre n’a plus rien à perdre ; il ne lui reste qu’à raconter, dans une sorte de transe, la mort du héros grec en même temps qu’elle a lieu. La parole, celle des protagonistes ou celle des chœurs, ne peut rien arrêter. On voit Électre sauver Oreste de la fureur meurtrière de sa mère, puis être reniée. Au moment d’être immolée, Cassandre prédit la folie qui s’abattra sur les Atrides.
 
La Comédie Française nous a offert récemment l'Agamemnon de Sénèque dans une mise en scène saisissante où les nouvelles technologies se mettent au service du jeu des acteurs et du texte de l'auteur. Le metteur en scène est le québecois Denis Marleau. Sa rencontre avec le philosophe latin nous éblouit.
Dans un décor de blanc laiteux et de gris argenté, les personnages aux noms lointains, mais aux regards prophétiques, Clytemnestre, Egisthe, Eurybate, Cassandre, Agamemnon, exaltés par le jeu des acteurs, effrayés et transis, se débattent avec eux-mêmes dans le trouble des métamorphoses.
Et dans les plis d'une toile de fond, le choeur aux visages dilatés par la magie technologique, est notre miroir.
Il faut entendre la belle traduction de Florence Dupont. Il faut entendre les mots où se révèlent, en jeux de miroirs, les souffrances et les folies des hommes.

Clytemnestre...            Je suis trop torturée pour subir un délai,
Mes moelles et mon coeur brûlés de trop de flammes
Qu'aiguillonnent ma crainte et mon courroux mêlés,
Mon sein bat trop d'envie!...
                                     Ballotée par deux flux,
Telle l'onde entre vent et courant tiraillée
Hésite à quel fléau,ici ou là, céder,
Ainsi le gouvernail m'a échappé des mains.
Partout où ma fureur, ma rancoeur, mon espoir
M'emporteront, j'irai, je livre au flot ma barque.


Sénèque Le Jeune

 

Philosophe de l’école stoïcienne, dramaturge et homme d’État romain, il naît en l’an 4 av. J.-C. À Cordoue. Fils de Sénèque l’Ancien, il devient, en 31, conseiller à la cour impériale sous Caligula. En 50, il est préteur. Riche, influent, proche du pouvoir – il est le précepteur de Néron – il est mêlé à toutes les intrigues de cette période troublée de l’Empire, avant d’être acculé au suicide en 65. Il expose ses conceptions philosophiques dans des traités comme De la colère, De la brièveté de la vie et surtout dans ses Lettres à Lucilius. Ses tragédies, dont dix sont parvenues jusqu’à nous (Médée, OEdipe, Agamemnon, Phèdre, Thyeste, Hercule furieux, Les Phéniciennes…) constituent un parfait exemple du théâtre tragique latin et ont nourri le théâtre classique français du XVIIe siècle.


Retrouvez le texte...Sénèque, Tragédies, édition bilingue des Belles Lettres, en Classiques de poche.