Voilà un roman dont l'enjeu réside dans les mots, leur force, leur poésie, leur vérité, leur fausseté. Il n'est question que de cela! Il faut dire que le héros, Raimund Gregorius, est un professeur de langues anciennes, autrement dit un amoureux des mots, qu'ils soient latins, grecs ou hébreux. Et lorsqu'ils chantent en poésie, il n'est rien de plus important.
"Peut-il y avoir un sérieux plus sérieux que le sérieux poétique?", lance-t-il à ses élèves.
Or un jour de pluies diluviennes, dans sa ville, à Bern, une musique inconnue le bouleverse. Une femme, rencontrée par hasard, à qui il demande quelle est sa langue maternelle, lui répond: "Português".
"Le o, que de façon surprenante elle prononçait comme un ou, la claire intonation montante et étrangement étouffée du ê et le doux ch final, se fondirent en une mélodie qui résonna beaucoup plus longuement que dans la réalité et qu'il aurait voulu entendre tout le long du jour".
Cette mélodie va l'entraîner dans une errance, tantôt exaltée, tantôt douloureuse, au plus profond de lui-même. Aveugle et lucide à la fois, il suit les traces d'un poète portugais, um ourives das palavras, un orfèvre des mots. C'est le titre d'un livre d'Amadeu Ignacio de Almeida Prado dont il reconstitue patiemment l'histoire. "C'était un possédé du langage, un homme ensorcelé par la langue, à qui un mot faux faisait plus de mal qu'un coup de couteau", dit-on de lui, alors que Gregorius sent sa propre vie absorbée, engloutie dans cette recherche passionnée de l'autre et de lui-même.
Comme un écho de ses propres paroles... "Tu sais", disait Prado,"penser est la deuxième plus belle chose du monde. La plus belle est la poésie".
Cette aventure des mots où il tente de retrouver ses propres traces et de dessiner les contours de lui-même, s'abîme parfois dans "une révolte, une rébellion...D'abord, cela parut ne concerner que le portugais... Progressivement, ensuite, et en renâclant, il s'avoua que le déferlement de sa fureur se rapportait aussi aux langues anciennes dans lesquelles il vivait depuis plus de quarante ans". Mais la colère est de courte durée.
Amadeu Prado et Gregorius ont appris tous deux que nos pensées ne nous sont révélées qu'une fois exprimées.
Les mots nous relient à nous-mêmes et aux autres, nous racontent et les racontent, nous explorent et nous révèlent: ce n'est pas le moindre enseignement de ce superbe roman.
Pascal Mercier, Train de nuit pour Lisbonne, traduit de l'allemand par Nicole Casanova, Editions 10/18, 2008.
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