samedi 3 décembre 2011

Des mots en miettes...



Hélène Lenoir, Pièce rapportée


Une émotion parcourt ce roman, l'émotion d'une femme, Elvire, qui a mari, enfants et belle famille. Un événement brutal agit en elle comme une lame de fond qui amène à la surface et livre à la lumière des souffrances et des amertumes depuis longtemps accumulées.

C'est un accident qui touche Claire, sa fille de vingt-quatre ans. Renversée par un motard, elle sombre dans le coma et n'en sortira que pour errer dans une convalescence incertaine et périlleuse.

Assez vite, dans le récit haletant qui se met en place, Frédéric, le père de Claire et mari d'Elvire, apparaît comme un obstacle, un adversaire,un ennemi. Un gouffre d'incompréhension semble le séparer de sa femme.
La narration est prise en charge par Elvire dont la conscience perçoit et interprète les événements. Le style avance à tâtons, trébuche et s'empêtre au gré de cette focalisation. Les émotions, les peurs, les paniques, les angoisses sont enregistrées par les mots, parfois seconde après seconde. Le texte respire au rythme des pulsations de l'héroïne, et le plus souvent il a du mal à respirer tant Elvire étouffe.

Peu à peu se compose sous nos yeux une histoire familiale, faite de douleurs, d'échecs, de mésententes, de haines et de coups bas. Quand l'amour avance, c'est à pas comptés, et parfois on le voit se dissoudre dans une amère déception.
On voit ici se rejouer le drame du bouc émissaire: Elvire, seule contre tous, permet au clan de se ressouder. Le clan, c'est la famille de Frédéric où elle se sait "pièce rapportée". Son exil autorise le rapprochement de Claire et de son père. Tous voient en elle la "bête noire" dont l'éviction est la solution à tous les problèmes. Elle est cette "pièce rapportée", inadéquate et toujours étrangère.

On pourra trouver dans la pensée de René Girard les clés explicatives de ce roman. Philosophie Magazine a consacré un numéro spécial au philosophe et ce blog s'en est fait l'écho enthousiaste.

L'enjeu de ce roman est donc d'importance. Cependant l'écriture, à n'être que le réceptacle désordonné des pensées et des émotions de l'héroïne, s'englue dans des automatismes. Le lecteur se lasse des tournures indécises, des formules inachevées qui sacrifient la réflexion à l'immédiateté. Cette écriture ne s'enferme-t-elle pas dans des procédés qui restreignent la portée du récit?
Quant à la fin, est-ce une chute? N'y a-t-il pas de fin? Quelles sont les intentions de l'auteur?
Autant de questions qui laissent le lecteur un peu désappointé!

L'histoire porte en elle des promesses qui n'ont peut-être pas été tenues.





Hélène Lenoir, Pièce rapportée, Editions de Minuit, 2011.

jeudi 1 décembre 2011

La modernité de Marivaux


MARIVAUX, l'Ile des Esclaves


Théâtre National de Nice
Mise en scène et vidéo: Paulo CORREIA
Avec Clément Althaus, Gaële Boghossian, Félicien Chauveau, Ingrid Donnadieu, Jean-Christophe Bournine, Fabrice Pierre, Jacqueline Scalabrini.
Musique: Merakhaazan


Jeudi 24 Novembre, le Théâtre La Colonne à Miramas recevait le Théâtre National de Nice pour une représentation de la pièce de Marivaux, L'Ile des esclaves.

Quelle époustouflante réussite!

Les deux couples de maître-valet, Iphicrate et Arlequin, et de maîtresse-servante, Euphrosine et Cléanthis, tout droit sortis des schémas traditionnels du théâtre du XVIIIème siècle, lui-même héritier des sujets légués par les auteurs de la comédie grecque et latine, nous arrivent sur scène vibrants d'authenticité et brûlants d'actualité.

Les quatre personnages se retrouvent perdus sur une île où leur navire a fait naufrage...et quelle île! C'est celle que les maîtres, apeurés, nomment à voix basse l'île des esclaves!
Des esclaves en révolte ont fui Athènes et se sont installés sur cette terre. Ils y ont recouvré la liberté et décidé de mettre en œuvre une inversion des conditions sociales: tout maître arrivant sur l'île échange son statut et son vêtement avec son valet. Trivelin, en chef d'orchestre rigoureux, veille au respect de la loi édictée.

Une île...lieu des rêves et des extravagances, lieu propice aux utopies et aux expériences. Coupée du reste du monde, elle permet d'en oublier les règles et les usages, elle autorise toutes les fantaisies et les espoirs les plus fous.

On voit les deux esclaves donner libre cours à leur joie, Arlequin avec plus de modération que Cléanthis, et les deux maîtres sombrer dans une confusion, faite de dépit et de chagrin.

Le décor apparaît d'abord épuré. Des cubes d'un blanc glacial, ballottés par les flots, figurent autant d'îlots qu'enjambent les acteurs, sautant de l'un à l'autre, où ils se posent aussi et s'abritent parfois. Les liens se font et se défont au rythme des passages d'un cube à l'autre.
Mais bien vite on s'aperçoit que ce dénuement, hautement symbolique, sert au déchaînement technologique. Tout un univers informatisé défile dans le ciel de fond et sur tout le décor. Il accompagne la violence des sentiments, des émotions et des pulsions que metteur en scène et acteurs font jaillir du texte de Marivaux, à juste titre et à bon escient.

C'est que ce texte est tout sauf sage et conventionnel. Il brûle des passions et des rancœurs, des colères et des désirs des personnages. La modernité technologique la plus actuelle se met au service du texte, le révèle à nos yeux étonnés.

Trois acteurs se partagent le rôle de Trivelin, ou plutôt les différentes facettes du personnage. On en perçoit d'autant mieux la profondeur et les nuances.

Bien sûr, l'inversion des Saturnales prend fin, à la satisfaction de tous, même si Cléanthis accepte à regret de quitter le rêve et de rejoindre la réalité. Maître et valet tombent dans les bras l'un de l'autre, maîtresse et servante se réconcilient...tout est bien qui finit bien!
Les personnages sortent meilleurs de l'aventure, grandis dans l'ordre de la morale.

Mais que restera-t-il de ce bouleversement dans un monde remis à l'endroit? Croit-on vraiment aux bonnes intentions proclamées des maîtres? Ce n'était qu'une île, une illusion, une bulle hors du temps et de l'espace.

Qu'en est-il aujourd'hui de l'égalité entre les hommes, du respect que l'on "doit", dit-on, à la personne humaine? Et le mépris, et l'insulte, et la vanité imbécile...ne continuent-ils pas à alimenter les souffrances, à créer les humiliations d'où naissent les colères et les haines?

Merci au Théâtre de Nice de nous avoir donné à voir l'actualité brûlante de Marivaux.